Décalage
Written by MM
This work was last updated February 12, 2020
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Depuis une trentaine de minutes, je regarde la rue, la tête appuyée contre la fenêtre. Un vague sentiment d’étrangeté plane dans la pièce, mais il est difficile à définir. Un inconfort général ou plutôt, un sentiment d'irréalité causé par un décalage inventé, comme si j'étais un diapason en- dessous de tous les sons. Ou peut-être une soupape d’où s’échappe la pression.
Alors que le soleil brille ici, à l'autre bout du monde, on célèbre le Nouvel An. La nuit est tombée depuis longtemps. On festoie, on boit, on regarde les émissions spéciales de fin d'année. Parfois (souvent), les gags sont mauvais et on ne rit pas, on se plaint. Une autre année ratée, ils auraient pu faire mieux, être plus incisifs, moins politically correct ou au contraire, moins de mauvais goût. Chacun y va de son grain de sel, c'est un rituel familial, provincial même. On noie notre cynisme dans les rires et l’alcool, en espérant que l’année prochaine sera meilleure. C’est le seul moment de l’année où l’on garde un grain d’espoir.
Grâce à Internet et aux nouvelles plateformes de visionnement en continu, je regarde moi aussi les émissions. Je me sens encore plus seule. Même à la maison, je les regarderais sur un écran, mais ici, c’est comme s’il y avait un double écran. Je les écoute au moment de leur diffusion, mais je suis plusieurs heures en retard. La pièce dans laquelle je suis existe hors du temps, écartelée entre l'heure actuelle et mon horloge biologique qui sonne l'alarme. Un jet lag des mois plus tard.
Le décompte est entamé. J’ai toujours trouvé cette tradition quelque peu ridicule, en particulier à la télévision. C’est enregistré des semaines à l’avance, après tout. Ici, nous sommes déjà en 2020. C’est encore plus ridicule. Penser au décalage horaire me donne mal à la tête. C’est probablement ça que ressentiront les premières personnes cryogénisées qui se réveilleront après leur long sommeil. La confusion, une dissociation entre le temps actuel et le temps ressenti.
Des personnes que je ne connais pas et que je ne connaitrai jamais défilent à l’écran, souhaitant la bonne année. Je ne les regarde plus, je suis loin. Ma tête s’affole, mes pensées sont trop rapides et confuses pour que je les démêle. Je retourne à mon poste à la fenêtre. Les sentiments confus qui m’habitent s’évaporent à la chaleur du soleil qui pénètre la vitre. Ma tête est vide et la pièce aussi. Mon cœur qui me fait mal se calme. Il bat au rythme du tictac de l’horloge, toujours plus lentement.
Je suis hors-temps, spectatrice d'une parade qui s’est passée au loin. Si je ne fête pas le Nouvel An, est-ce que l'année qui s'achève existe ? Ça fait un trou dans mon temps. Le rituel traditionnel, lorsqu'il n'est pas respecté, se venge. Il prend le temps et nous laisse avec un sentiment confus de vide. Fear of missing-out. Ici, le Nouvel An n'est pas fêté. Enfin, pas celui-ci. On pourrait croire que la nouvelle année est un concept universel avec une date fixe, mais non. C’est une construction humaine, une division arbitraire du temps. À quelle fin ? Ça parait absurde de regretter un évènement avec si peu de sens concret et pourtant je n’ai faim pour rien d’autre que les plats typiques du Nouvel An. Je n’ai pas mangé de la journée, mais n’importe quoi d’autre qu’une tourtière, je sais que je ne serai pas capable de le manger. Enfin, plus que la tourtière, ce sont les boulettes que j’aime, et les patates pilées. C’est aussi un des rares temps où nous mangeons des desserts fancy (étrangement toujours faits avec des fruits très hors-saison comme des fraises ou des framboises), suivi d’une sélection de fromages pour se rappeler le meilleur de notre héritage français. Plus que de la nourriture, c’est un goût créé par les gens autour de la table dont je m’ennuie, de toute la symbolique culturelle d’une date abstraite sur un calendrier.
Le silence est assourdissant alors que mes oreilles tendent vers le plus petit des murmures. Le réfrigérateur ronronne au loin, le chauffage aussi. Des bruits inorganiques. Un espoir de capter ne serait-ce qu’une anecdote racontée par quelqu’un qui n’est pas ici, dans la même pièce. Cette année, je n'aurai pas donné la bise à personne. Cette coutume peu hygiénique que je déteste m'apparait maintenant comme le signe le plus certain de mon identité culturelle, une nécessité pour cette année qui s’achève – qui s’est déjà achevée. La distance géographique ébranle, de façon absurde, j'en suis consciente, mon identité. Carrément. Moi qui n’ai jamais été bien excitée par le Nouvel An (Noël est franchement mieux), je souhaite désespérément faire le décompte stupide avec d’autres et me trouver des résolutions qui ne sauront jamais résolues.
À travers cette mélancolie, il me reste une certaine fierté et de l’orgueil. J’ai fait le choix d’aller ailleurs pour x temps, ce temps comprenait les Fêtes, tough it, c’est la vie. Si j’étais plus dramatique, je dirais que je me suis volontairement exilée.
Je me refuse à pleurer. Ça serait une tache sur toutes les autres années. Ça deviendrait L’année où j’étais partie et que j’ai pleuré. La première partie est objective ; la deuxième est lamentable. Ce n’est pas la fin du monde. Je me reprendrai l’année prochaine, c’est la beauté du Nouvel An : toujours fêté à chaque fin d’année, jamais la même année.
Mais ça ne sera pas pareil l’année prochaine. Peut-être que ce sera une mauvaise année – ça arrive. Ce sont ces années ratées où il manque certains convives qu’on avait attendus toute l’année (Paul, année 2017), à la nourriture plus décevante (expérimentation paternelle) ou un manque d’énergie dû à toutes sortes de raisons (le rhume, souvent). Peut-être que je manque en ce moment la meilleure des nouvelles années. Peut-être parce que je n’y suis pas ?
Est-ce que les autres s’ennuient de moi autant que je m’ennuie d’eux ? Est-ce qu’ils vont me dire combien ils auraient aimé que j’y sois, moi aussi ? Une composante essentielle à la réussite de l’évènement ? Ils sont une composante essentielle à la mienne, en tout cas.
Je veux qu’on m’appelle et je ne veux pas qu’on m’appelle. Ça serait y être sans y être. Une présence factice, dénuée de chaleur. Des voix déformées et décalées. Peut-être qu’ils me raconteront ce qui s’est passé. Ils se mettront à plusieurs, lors de la prochaine rencontre familiale : « T’sais au Nouvel An ? » « Ah oui, le Nouvel An ! » Ils diront si c’était bien ou pas, comment allait tout le monde, les anecdotes drôles et les commentaires basés sur un souvenir vague du Bye- Bye. J’adore qu’on me raconte des souvenirs, mais des souvenirs qu’il m’est impossible de joindre, ceux hors de moi, hors de mon temps. Je suis jalouse comme ça. Fear of missing out. Je préfère les ignorer et que le temps fasse son effet, grignote ma mémoire pour qu’il ne reste qu’une photo jaunie, à moitié effacée et aux bords rongés. Un sentiment de distance avec le moi de la photo, comme lorsqu’on regarde ses photos d’enfance. Ce sera mon Nouvel An 2019-2020. Un deuxième Nouvel An a glissé sur moi sans s'arrêter. Une année s'est décrochée de mon calendrier.
Je décide de faire taire toutes ses pensées une fois pour toute. Le mélodrame me trouve trop facilement. Il n’y a qu’une seule solution : briser la dernière tradition. Le tictac de l’horloge sonne dans le vide. Je suis couchée bien avant minuit. Par le sommeil, j’effacerai la journée. Demain sera comme tous les autres jours depuis que je suis ici.
Pendant un certain temps, j’aurai un petit sursaut à écrire cette nouvelle année, jusqu’à ce qu’elle se fonde avec les prochaines qui elles aussi, briseront la tradition, car le temps ne reste jamais immobile. Il est nouveau, à chaque instant.
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