Souvenirs d'un verre qui se brisera (Livre premier)

Written by StilleNacht

This work was last updated March 30, 2017

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LES PASSAGERS DU RHÔNE

 
 

  C’est lors de ces nuits blafardes durant lesquelles aucune personne ne voudrait être éveillée que se réveillent à leur tour les créatures des plus profonds songes. Quelques heures auparavant le soleil s’était couché. La nuit était sans bruit, excepté le langoureux bercement d’un fleuve qui ne sait s’arrêter. Et pourtant Inès n’arrivait pas à s’endormir. Elle venait d’avoir un cauchemar.


  Ses parents dormaient déjà, eux. D'en bas elle pouvait entendre leurs soupirs. Maman et Papa avaient bien raison. Après tout, ils devaient se lever tôt demain.


  Inès eut une idée. L’idée lui faisait peur, mais elle se dit, “Je n’aurai pas d’autre occasion. Et en plus, Maman et Papa sont endormis. Ils sauront jamais.” Alors elle sortit de la maison en faisant très attention de ne pas faire de bruit.


  Dehors Inès découvrit que le brouillard n’arrivait pas à s’endormir, lui non plus.


  Il fallait descendre l’une des nombreuses collines (tout en suivant une rue) pour atteindre le centre-ville. Lorsqu'il faisait jour, on pouvait voir d'en haut un tapis de tuiles rougeâtres, et une sorte de labyrinthe de ruelles, où les étrangers se perdaient mais où ceux que les rues avaient acceptés se déplaçaient comme dans leurs propres chambres. De ces ruelles, d'ailleurs, il semblait monter une sombre mélodie. Les pieds d'Inès refusaient de la conduire ailleurs. Lorsqu'elle fut arrivée au bas de cette pente elle s’aperçut que le reste de la ville l’avait rejointe: tout au long des rues s’étendait une foule éparpillée en petits groupes. C’était des adultes, surtout. Les quelques autres jeunes de l’âge d’Inès lui firent penser que, peut-être, elle ne serait pas seule ce soir.


  Des marécages enfoncés au bas du Rhône sortaient à cette heure-là, peu à peu, quelques silhouettes humanoïdes dont Inès arrivait à peine à distinguer les détails.


  — Qu’est-ce que c’est? Dit-elle, sans faire attention à qui elle s’adressait.
  — Qu’y a-t-il, ma grande? Qu’est-ce qui te dérange, tout à coup? Lui répondit-on. Elle ne comprenait pas.
  — Ah. L’horaire disait dix-neuf heures, fit quelqu'un d'autre. Cette voix-là, c'était celle d'une femme. Je me demandais bien pourquoi il est déjà dix-neuf heures et quart et ils n’ont toujours pas commencé. Les voici enfin.


  Les silhouettes s’approchaient calmement. Au fur et à mesure qu’elles s’approchaient, pourtant, Inès vit qu’elles ne devenaient ni plus claires ni plus faciles à voir, de même qu’un matin qui refuse de perdre son brouillard. Elles suivaient la grande rue qui menait à la gare. Comme si elles savaient où aller.


  Trois figures qui paraissaient plus grandes et plus fortes que les autres se séparèrent du groupe. Une se fit distinctement féminine. Les deux autres étaient des garçons, armés d’une part de saxophones dorés et d’autre part d’une phénoménale énergie bâtie au cours d’une enfance qui ne s’était jamais terminée. La foule s’était séparée pour laisser l’espace à ces apparitions d’on ne sait où. Toute la foule était prête. La fille chanta.


  — Inès? Fit une voix. Mais oui, c’est bien toi!
  — Mimie! J’allais justement te chercher, dit Inès. Elles sont où, Coline et Nat?


  Inès s’aperçut que la chanson, déjà devenue un arrière-plan, était en fait un peu mélancolique. Ça lui faisait penser à quelque chose de chaud et confortable.


  Émilie avait les cheveux frisottés (surtout aux extrémités), un visage plutôt rond, et des pantalons en cuir. Elle aimait beaucoup ça, le cuir. Entre autres. Elle aimait aussi les cafés alt rock, et la bibliothèque. Non, pas pour les livres; à la bibliothèque, il y avait des canapés très doux et des lecteurs CD. Ces jours-là, elle cherchait à s’obtenir un permis de moto. Mais il ne faut pas croire aux stéréotypes. Selon Inès, Mimie avait trois cœurs, là où d’autres n’en avaient qu’un seul.


  — Je les ai envoyées vers le théâtre… histoire de t’avoir à moi seule, au cas où tu viendrait. J’avoue que je m’y attendais pas. Ça fait un petit bout qu’on n’a pas eu de tête à tête. Au fait, tu trouve pas que ce groupe est quand même assez classe? Il est même plutôt sexy.
  — C’est pas faux, dit Inès. Elle ne mentait pas; Émilie déconnait peut-être (en fait, elle en était sûre), mais ils étaient tous très beaux.
  — Y’a trop de gens par contre. Viens on va ailleurs. Dans la ruelle j’ai vu un bon endroit pour s’asseoir, là où il y a le bistro, avec un petit groupe tout calme qui joue du blues.
  — Pourquoi pas. Allons-y.


  Les deux filles abandonnèrent la foule pour s’éclipser dans les ruelles du centre-ville. Derrière elles l’entrebâillement qui menait à la grande rue se referma de lui-même, et les bruits de foule ainsi que le son des saxophones devinrent soudainement comme si lointains.


  — Allez, sois un peu dynamique! Souris! Disait Émilie, tandis qu’elles marchaient. Je t’ai jamais vue si calme.
  Inès ne s’était pas rendue compte qu’elle ne souriait plus.
  — Et au fait, dit Émilie encore, comment t’as fait pour venir? Tes parents étaient endormis?
  — Oui. Ils se sont couchés tôt.
  — Et?
  — J’en avais marre de dormir. Je sais qu’on s’était déjà dit au revoir après la remise de diplôme mais en fin de compte je me suis dit, j’ai envie de sortir, moi aussi.
  — C’est vrai que c’était nul, la remise. Plus jamais ça! Enfin, peut-être encore un fois.


  Devant le bistro on avait arrangé les chaises dehors, comme s’il faisait beau. Le quart des chaises était occupé. Un tout petit groupe jouait un air tranquille, et de temps en temps une personne ou deux tournait la tête pour regarder les ombres jouer. Inès et Émilie s’assirent à une table libre.


  — Euh, nous voici je pense. Au fait, tu savais que Chantal a abandonné les cours? Après, je dis pas qu’elle a tort, c’est vrai qu’avec un Bac plus deux tu gagnes vingt euros de plus que le reste et c’est tout. Ça vaut pas grand-chose. Mais mes parents m’auraient jamais laissé.
  — Les miens aussi, dis-toi.
  — Oui, bien sûr… désolé.
  — Mon père… mais j’ai pas envie d’y penser. Mimie t’est trop sérieuse pour moi ce soir. C'est pas le moment de parler du Bac, mon dieu. Qu’est-ce qui te sape le moral comme ça?
  — Moi?
  — Si si.
  — Alors, j’imagine qu’on est toutes les deux trop sérieuses l’une pour l’autre aujourd’hui.
  — Peut-être.
  — Je t’ai dit que Lucien et moi, on s’est quittés? On sera trop loin l’année prochaine et je sais pas si j’ai envie de voir ce qui va se passer. Alors je vais recommencer.
  — Voilà ce que c’était.
  — Te moque pas! Je suis sérieuse! Enfin, merde, j’essaye de mon mieux, dit Émilie, tout en rigolant. C’est pas si mal, qu'est-ce tu veux que je te dise. C’est quelque chose qui arrive. On perd ce qu’on aime, et on aime à nouveau.


  Il s’agissait, en fin de compte, d’une soirée peu extraordinaire. Le jour de la remise, c’est-à-dire le jour d’avant, il était difficile pour Inès de s’imaginer ce que ça voudrait dire de s’en aller et de ne revenir que dans des années et des années (autant dire qu’elle ne reviendrait jamais!), sans penser à ce qu’elle laissait, là, là où presque tout ce qu’elle avait vécu existait, du plus lointain passé au présent le plus ressenti.


  Mais, enfin. On n’abandonne pas ses origines comme on jette ses poubelles.


  Douce, douce musique. La musique, si étrangement morbide, ne faisait que les endormir. Chaque fois qu'Inès baillait Émilie baillait à son tour. Tout ralentissait. Inès se rendait compte que leurs amies les avaient soit oubliées ou s'étaient perdues. Ou alors, elles ont trouvé quelque chose d'autre à faire.


  Une fois qu'elles avaient fini de jouer, les silhouettes se dirigèrent vers les quais.


  Par curiosité (mais aussi par effroi), Inès suivit les silhouettes. Elles lui paraissaient maintenant comme des voyageurs, tout comme vous et moi. Ici elle voyait quelqu’un en chapeau de plage, ailleurs un père qui mettait de la crème solaire sur les visages de ses enfants. Puis les ombres, arrivées aux quais, se jetaient dans le fleuve et se laissaient porter par les courants.


  — À l’année prochaine! dit quelqu’un dans la foule.


  Une fois que le silence était revenu, et puisqu’elles vivaient dans deux directions bien différentes, Inès et Émilie si dirent adieu. Peut-être un peu trop vite. Peut-être qu’elles se reverraient souvent.


  Peut-être, pensa Inès, devant la porte de chez elle. Mais c’est tellement malsain, ce “peut-être”.


  Elle ouvrit la porte aussi silencieusement qu’elle l’avait ouverte. Soudain elle se sentit comme un cambrioleur dans la maison de quelqu’un qui ne possède rien de valeur. Mais, malgré tout, elle alla se coucher. Sous les couvertures, les yeux fermés, Inès sourit. Peut-être que ça serait pas si mal, l'Espagne.

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